David Maenda Kithoko est le fondateur de l’Association Génération Lumière et responsable de site chez ENVOI Grigny. Cet article retranscrit son intervention marquante lors de Sopht Connect sur les conséquences humaines et sociales du numérique.

Quand nous faisons défiler nos téléphones ou allumons nos ordinateurs portables, nous pensons rarement au sang et à la terre qui se cachent sous les composants. En tant que réfugié congolais vivant en France et défenseur passionné de la justice, David porte en lui le poids de savoir où commence réellement notre monde numérique : non dans les usines rutilantes de la Silicon Valley, mais dans les mines déchirées par les conflits de la République démocratique du Congo.

Dans sa présentation saisissante, il a déconstruit l’un des mythes les plus tenaces de la technologie : celui selon lequel le numérique serait immatériel. La vérité qu’il révèle est bien plus complexe et troublante. Nos vies numériques sont profondément matérielles : elles sont extraites de la terre, transportées à travers les continents par des réseaux d’exploitation, et construites sur le dos de ceux dont les histoires n’atteignent que rarement nos écrans.

Derrière chaque appareil dans nos poches se cache une histoire occultée, enracinée dans le déplacement de communautés, l’extraction de ressources, le travail forcé, et souvent une violence inimaginable.

La patrie de David, la RDC, se trouve au cœur de cette chaîne d’approvisionnement de l’ombre, transformée en l’un des épicentres les plus tragiques de la production technologique mondiale, où la quête de terres rares alimente depuis des décennies conflits et souffrances.

Un héritage enfoui sous terre

La RDC a été qualifiée de « scandale géologique », non par manque de minerais, mais pour en avoir trop. Cette expression, forgée par le géologue belge Jules Cornet en 1892, réduisait la terre à ses richesses souterraines, ignorant ses habitants, sa culture et sa souveraineté.

Cette vision perdure aujourd’hui. La Conférence de Berlin de 1885 a divisé l’Afrique entre les puissances européennes, livrant la RDC au roi des Belges Léopold II. S’ensuivit un régime d’exploitation brutale, notamment pour le caoutchouc, avec une violence atroce pour satisfaire la demande européenne de pneumatiques. On estime que 50 % de la population a péri durant cette période.

Plus tard, de nouvelles découvertes : le cuivre et l’uranium allaient placer la RDC au cœur de la géopolitique du XXe siècle. L’uranium utilisé dans la bombe atomique d’Hiroshima ? Il provenait du sol congolais.

L’indépendance écrasée, les conflits alimentés

Patrice Lumumba, le premier dirigeant de la RDC post-indépendance en 1960, fut assassiné moins d’un an après son entrée en fonction. Sa position panafricaniste et non-alignée était jugée menaçante. Son corps fut démembré. Seule une dent subsista, rendue à sa famille en 2021.

Des décennies de régime autoritaire sous Mobutu s’ensuivirent. Puis, dans les années 1990, les répercussions du génocide rwandais déstabilisèrent la région. Des groupes rebelles, souvent soutenus par des puissances étrangères, commencèrent à se battre pour le contrôle des territoires — et des mines.

Ce qui émergea dépassa la guerre : ce fut le début d’un système économique alimenté par les ressources et entretenu par la demande mondiale d’électronique.

Coltan, cobalt et le coût de la connectivité

Les groupes armés contrôlent aujourd’hui stratégiquement les sites miniers de la RDC ou les taxent. Ces sites produisent des minerais essentiels aux appareils dans nos poches et sur nos bureaux :

  • Le coltan (utilisé dans les condensateurs et composants de connectivité) : La RDC détient 60 à 80 % des réserves mondiales, pourtant le Rwanda — qui en produit bien moins — est le premier exportateur mondial. Cela révèle un blanchiment systématique de minerais et un financement étranger des groupes armés.
  • Le cobalt (utilisé dans les batteries, notamment des véhicules électriques) : La RDC fournit plus de 70 % de l’approvisionnement mondial. Mais l’instabilité chronique empêche l’application de pratiques minières éthiques.

Réalités minières :

  • Extraction artisanale (20 %) : Un euphémisme — cela signifie souvent travail des enfants, effondrements de mines et contrôle armé. Environ 40 000 enfants travaillent dans des conditions mortelles.
  • Extraction industrielle (80 %) : Nominalement plus organisée, mais gangrenée par la corruption, l’opacité et la violence.

Pour extraire une tonne de cuivre, les mineurs creusent une fosse de la hauteur de trois tours Eiffel, s’étalant sur trois terrains de football. Cette échelle se reflète dans l’ampleur de la destruction — sociale, humaine, écologique.

Une guerre sans fin

Les chiffres sont stupéfiants :

  • Plus de 6 millions de morts (estimation conservatrice de l’ONU) — le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale.
  • 7 millions de déplacés internes, avec des millions d’autres en exil — dont David Kithoko lui-même.
  • Plus de 1 000 femmes violées chaque jour — une arme de guerre délibérée pour terroriser les communautés et les pousser à fuir les zones riches en ressources.

Pendant ce temps, 500 000 hectares de forêt sont détruits chaque année, accélérant l’effondrement climatique. Le bassin du Congo est un puits de carbone crucial — sa perte met en danger la planète entière.

« Ce n’est pas une guerre ethnique », insiste David Kithoko. C’est une guerre économique — pour les minerais.

Et maintenant ? Le pouvoir de la défatalisation

David prône un recadrage radical : « Ce n’est pas le destin. C’est un système — et les systèmes peuvent être démantelés. »

Son association, Génération Lumière, promeut des réponses systémiques enracinées dans la justice et l’action.

Traçabilité

La plupart des systèmes d’« approvisionnement éthique » échouent. Les minerais transitent par les pays voisins et deviennent intraçables. Mais comme le note David : « Si nous pouvons fabriquer des puces avec 16 000 sous-traitants (comme le fait Intel), nous pouvons tracer les chaînes d’approvisionnement. »

Fairphone, par exemple, travaille avec environ 1 000 — montrant qu’une autre voie est possible.

Réparation et droit à la réparation

La réparation n’est pas seulement technique. C’est un acte moral. Elle ralentit l’extraction, réduit les déchets électroniques, crée des emplois inclusifs, et nous reconnecte à la vraie valeur de nos appareils.

Chez ENVOI Grigny, David dirige désormais un site de réparation axé sur la réutilisation et l’emploi, preuve que la réparation peut être résistance.

Meilleure gestion des déchets

Moins de 25% des déchets électroniques sont recyclés. Une grande partie finit encore dans les décharges ou est exportée illégalement. Une économie numérique plus circulaire : celle qui valorise la récupération plutôt que l’élimination n’est pas qu’un rêve ; c’est une nécessité.

Changement culturel

Pourquoi possédons-nous cinq appareils par personne ? Pourquoi nous vend-on des réfrigérateurs intelligents, des brosses à dents connectées, même des sous-vêtements connectés ?

David remet en question notre consommation collective : Tout cela est-il vraiment nécessaire, quand le coût se compte en vies humaines et en effondrement planétaire ?

Courage politique

En février 2024, grâce au lobbying de Génération Lumière, le Parlement européen a adopté une résolution incitant la Commission à réévaluer les accords miniers avec le Rwanda, un rare moment de responsabilité politique.

Un appel à « habiter la terre autrement »

David conclut par un plaidoyer qui résonne profondément avec la mission de Sopht : « La vraie matérialité du numérique est humaine. Il ne s’agit pas seulement d’empreintes carbone. Il s’agit de vies, de dignité, de forêts, d’avenirs. »

Chez Sopht, nous croyons que l’informatique durable ne concerne pas seulement l’optimisation. Il s’agit de reconnexion — avec la planète, avec les gens, avec le sens.

Choisir de réparer, d’allonger la durée de vie des appareils, de questionner la surconsommation — ce ne sont pas des petits gestes. Ce sont des leviers systémiques.

Et peut-être que la première étape consiste à arrêter de qualifier le numérique d’« immatériel ».

Car rien en lui ne l’est.

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David Maenda Kithoko est le fondateur de l’Association Génération Lumière et responsable de site chez ENVOI Grigny. Cet article retranscrit son intervention marquante lors de Sopht Connect sur les conséquences humaines et sociales du numérique.

Quand nous faisons défiler nos téléphones ou allumons nos ordinateurs portables, nous pensons rarement au sang et à la terre qui se cachent sous les composants. En tant que réfugié congolais vivant en France et défenseur passionné de la justice, David porte en lui le poids de savoir où commence réellement notre monde numérique : non dans les usines rutilantes de la Silicon Valley, mais dans les mines déchirées par les conflits de la République démocratique du Congo.

Dans sa présentation saisissante, il a déconstruit l’un des mythes les plus tenaces de la technologie : celui selon lequel le numérique serait immatériel. La vérité qu’il révèle est bien plus complexe et troublante. Nos vies numériques sont profondément matérielles : elles sont extraites de la terre, transportées à travers les continents par des réseaux d’exploitation, et construites sur le dos de ceux dont les histoires n’atteignent que rarement nos écrans.

Derrière chaque appareil dans nos poches se cache une histoire occultée, enracinée dans le déplacement de communautés, l’extraction de ressources, le travail forcé, et souvent une violence inimaginable.

La patrie de David, la RDC, se trouve au cœur de cette chaîne d’approvisionnement de l’ombre, transformée en l’un des épicentres les plus tragiques de la production technologique mondiale, où la quête de terres rares alimente depuis des décennies conflits et souffrances.

Un héritage enfoui sous terre

La RDC a été qualifiée de « scandale géologique », non par manque de minerais, mais pour en avoir trop. Cette expression, forgée par le géologue belge Jules Cornet en 1892, réduisait la terre à ses richesses souterraines, ignorant ses habitants, sa culture et sa souveraineté.

Cette vision perdure aujourd’hui. La Conférence de Berlin de 1885 a divisé l’Afrique entre les puissances européennes, livrant la RDC au roi des Belges Léopold II. S’ensuivit un régime d’exploitation brutale, notamment pour le caoutchouc, avec une violence atroce pour satisfaire la demande européenne de pneumatiques. On estime que 50 % de la population a péri durant cette période.

Plus tard, de nouvelles découvertes : le cuivre et l’uranium allaient placer la RDC au cœur de la géopolitique du XXe siècle. L’uranium utilisé dans la bombe atomique d’Hiroshima ? Il provenait du sol congolais.

L’indépendance écrasée, les conflits alimentés

Patrice Lumumba, le premier dirigeant de la RDC post-indépendance en 1960, fut assassiné moins d’un an après son entrée en fonction. Sa position panafricaniste et non-alignée était jugée menaçante. Son corps fut démembré. Seule une dent subsista, rendue à sa famille en 2021.

Des décennies de régime autoritaire sous Mobutu s’ensuivirent. Puis, dans les années 1990, les répercussions du génocide rwandais déstabilisèrent la région. Des groupes rebelles, souvent soutenus par des puissances étrangères, commencèrent à se battre pour le contrôle des territoires — et des mines.

Ce qui émergea dépassa la guerre : ce fut le début d’un système économique alimenté par les ressources et entretenu par la demande mondiale d’électronique.

Coltan, cobalt et le coût de la connectivité

Les groupes armés contrôlent aujourd’hui stratégiquement les sites miniers de la RDC ou les taxent. Ces sites produisent des minerais essentiels aux appareils dans nos poches et sur nos bureaux :

  • Le coltan (utilisé dans les condensateurs et composants de connectivité) : La RDC détient 60 à 80 % des réserves mondiales, pourtant le Rwanda — qui en produit bien moins — est le premier exportateur mondial. Cela révèle un blanchiment systématique de minerais et un financement étranger des groupes armés.
  • Le cobalt (utilisé dans les batteries, notamment des véhicules électriques) : La RDC fournit plus de 70 % de l’approvisionnement mondial. Mais l’instabilité chronique empêche l’application de pratiques minières éthiques.

Réalités minières :

  • Extraction artisanale (20 %) : Un euphémisme — cela signifie souvent travail des enfants, effondrements de mines et contrôle armé. Environ 40 000 enfants travaillent dans des conditions mortelles.
  • Extraction industrielle (80 %) : Nominalement plus organisée, mais gangrenée par la corruption, l’opacité et la violence.

Pour extraire une tonne de cuivre, les mineurs creusent une fosse de la hauteur de trois tours Eiffel, s’étalant sur trois terrains de football. Cette échelle se reflète dans l’ampleur de la destruction — sociale, humaine, écologique.

Une guerre sans fin

Les chiffres sont stupéfiants :

  • Plus de 6 millions de morts (estimation conservatrice de l’ONU) — le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale.
  • 7 millions de déplacés internes, avec des millions d’autres en exil — dont David Kithoko lui-même.
  • Plus de 1 000 femmes violées chaque jour — une arme de guerre délibérée pour terroriser les communautés et les pousser à fuir les zones riches en ressources.

Pendant ce temps, 500 000 hectares de forêt sont détruits chaque année, accélérant l’effondrement climatique. Le bassin du Congo est un puits de carbone crucial — sa perte met en danger la planète entière.

« Ce n’est pas une guerre ethnique », insiste David Kithoko. C’est une guerre économique — pour les minerais.

Et maintenant ? Le pouvoir de la défatalisation

David prône un recadrage radical : « Ce n’est pas le destin. C’est un système — et les systèmes peuvent être démantelés. »

Son association, Génération Lumière, promeut des réponses systémiques enracinées dans la justice et l’action.

Traçabilité

La plupart des systèmes d’« approvisionnement éthique » échouent. Les minerais transitent par les pays voisins et deviennent intraçables. Mais comme le note David : « Si nous pouvons fabriquer des puces avec 16 000 sous-traitants (comme le fait Intel), nous pouvons tracer les chaînes d’approvisionnement. »

Fairphone, par exemple, travaille avec environ 1 000 — montrant qu’une autre voie est possible.

Réparation et droit à la réparation

La réparation n’est pas seulement technique. C’est un acte moral. Elle ralentit l’extraction, réduit les déchets électroniques, crée des emplois inclusifs, et nous reconnecte à la vraie valeur de nos appareils.

Chez ENVOI Grigny, David dirige désormais un site de réparation axé sur la réutilisation et l’emploi, preuve que la réparation peut être résistance.

Meilleure gestion des déchets

Moins de 25% des déchets électroniques sont recyclés. Une grande partie finit encore dans les décharges ou est exportée illégalement. Une économie numérique plus circulaire : celle qui valorise la récupération plutôt que l’élimination n’est pas qu’un rêve ; c’est une nécessité.

Changement culturel

Pourquoi possédons-nous cinq appareils par personne ? Pourquoi nous vend-on des réfrigérateurs intelligents, des brosses à dents connectées, même des sous-vêtements connectés ?

David remet en question notre consommation collective : Tout cela est-il vraiment nécessaire, quand le coût se compte en vies humaines et en effondrement planétaire ?

Courage politique

En février 2024, grâce au lobbying de Génération Lumière, le Parlement européen a adopté une résolution incitant la Commission à réévaluer les accords miniers avec le Rwanda, un rare moment de responsabilité politique.

Un appel à « habiter la terre autrement »

David conclut par un plaidoyer qui résonne profondément avec la mission de Sopht : « La vraie matérialité du numérique est humaine. Il ne s’agit pas seulement d’empreintes carbone. Il s’agit de vies, de dignité, de forêts, d’avenirs. »

Chez Sopht, nous croyons que l’informatique durable ne concerne pas seulement l’optimisation. Il s’agit de reconnexion — avec la planète, avec les gens, avec le sens.

Choisir de réparer, d’allonger la durée de vie des appareils, de questionner la surconsommation — ce ne sont pas des petits gestes. Ce sont des leviers systémiques.

Et peut-être que la première étape consiste à arrêter de qualifier le numérique d’« immatériel ».

Car rien en lui ne l’est.

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